"Qui touche à mon corps je le tue" de Valentine Goby
Trois personnages se partagent l'espace dans ce roman au titre étonnant "Qui touche à mon corps je le
tue" : "Marie G.", faiseuse d’anges, "Henri D.", bourreau d'état et "Lucie L.", qui vient d'avorter. Trois trajectoires où s'entremêlent la vie et la
mort. Trois espaces intimes qui se heurtent sans se rencontrer. Trois personnes qui se repassent le film de leurs vies, qui ressassent leurs souvenirs d'enfance :
" Savoir que sa mère balaie sous les lits. Secoue les paillassons. Torche les enfants. Brosse le chien, essuie sa pisse. Qu'elle décrotte les chaussures. Récure la salle d'eau. Epluche
les pommes de terres, écorche les lapins, vide les poubelles. Qu'elle vit du déchet, douze heures par jour, sans compter les ordures de sa propre maison. Qu'à force, imperceptiblement, elle se
détache de ses corvées, n'est là que dans la forme, un corps utile et confisqué, en dedans elle est une matière transparente, sans pensée, sans rêves, indifférente aux sensations, elle laisse
avancer la journée jusqu'au soir, depuis longtemps tout désir l'a déserté. Elle est celle à qui on ordonne, qui manipule les choses malpropres et, sans que personne n'ait jamais été
insultant, qui se confine, se fond au monde des déchets, aux rebuts qu'on tient à distance, persuadée d'en être. Officiellement, la mère de Marie G. est blanchisseuse." (page 56)
Valentine Goby a une écriture très particulière, un peu brutale parfois, concentrée autour d'obsessions, de petits riens aussi. C'est troublant, oppressant, noir souvent. Elle plonge en
chacun de ses personnages afin d'en extraire des lambeaux de pensées, de souvenirs indistincts :
"Henri D. reste debout devant la fenêtre, les enfants s'éparpillent à la sortie de l'école. Il gratte sa main, sa cicatrice. Ca y est, l'anesthésie vient, enfin elle le délivre. Elle naît
dans le ventre et se propage par vagues métalliques. Ce n'est pas mon corps, ce n'est pas le vôtre, je ne suis pas de votre espèce. Pendant des siècle on nous a marqués d'un signe rouge, on ne
pouvait s'en défaire sous peine de cachot. Rouge, pour prévenir les rencontres. Les frôlements. Les mélanges avec les peaux tièdes, douces, rances de vos corps, ce n'est pas mon corps il est
dur, froid, ce n'est pas un corps, je ne suis pas un homme. Il est interdit de me toucher, de me voir, de me connaître, je tue au petit jour, vous ne savez rien de mon visage." (page
95-96)
C'est un livre très riche, intéressant mais déroutant parce qu'il n'y a pas de dialogues, ni de "récit" balisé.
Mes conseils de lecture : ne pas avoir peur de suivre l'auteur sur les chemins qu'empruntent ses personnages, même s'ils mènent à la mort ou à la folie ; la suivre sans s'offusquer et
plonger dans une époque sombre, les années quarante ; écouter l'interview de l'auteur sur le site de gallimard pour approfondir ce texte riche et prometteur ; et ne pas hésiter plus
tard, une fois le choc passé, à redécouvrir ce texte, en entier ou par morceaux...
Editions Gallimard (avec un entretien vidéo de l'auteur)
L'avis de Lou Orchidée Clarabel blog carnet de
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